« L'aventurier est le poète de l'errance »,
a un jour écrit Paul-Émile Victor.
Si, très tôt, il rêve de voyages et d'aventures, il n'en est pas moins un enfant rêveur et sentimental, lisant beaucoup, et bien meilleur dans les matières littéraires que dans les mathématiques. La poésie l'accompagne certainement puisque, ce soir de juillet 1933 - il a tout juste 25 ans -, il ouvre le recueil des Rubaiyat d'Omar Khayyâm et lit :
Sachons user au mieux de ce qui nous reste encore
Avant qu’à notre tour, en poussière réduits,
Sans vins et sans chansons, dans le sein de la mort,
Redevenions poussière, en poussière enfouis. Omar Khayyâm
À la suite du choc existentiel que provoque en lui ce poème, il décide de quitter Lons-le-Saunier et sa famille, et de partir pour Paris faire des études pour réaliser ses rêves et devenir "explorateur".
Plus tard, souvent dans les moments où ses émotions et ses sentiments le submergent trop, il écrit des poèmes, notamment en 1945 lorsqu'il tombe amoureux d'Éliane Decrais, ou pour évoquer le cadre et les circonstances extraordinaires que lui et ses compagnons rencontrent en expédition, ou encore, pour raconter de petites histoires humoristiques.
Camarades, mes camarades…
Dans la chaleur endormante le ronron monotone des weasels
poussent en nous les branches les fleurs les fruits
dans chacune de nos artères de nos veines
poussent poussent jusqu’au plus profond de leurs plus secrets retranchements
et prennent leurs racines intenses
là-haut
dans le monde qui nous est étrange
des cyclopes aveugles des pégases immobiles à l’échelle de l’univers
les nuages monstrueux à l'échelle de rien.
Cette sève est la même pour nous tous
et les fleurs et les fruits
mais elle ne pousse ses branches ses feuilles
que si notre cœur est pur.
Camarades mes camarades au cœur pur…
Ainsi se forgent entre eux et moi
entre moi et eux
se forgent
le lien la corde la chaîne
le pont qui nous lie.
Et quoi qu’ils fassent quoi que je fasse
ce lien toujours existera.
Et même si l’un d’entre eux ou moi un jour
nous détruisions le pont
nous serions malgré lui malgré moi liés
comme une rive l’est à l’autre
par le fleuve qui les sépare.
Paul-Émile Victor
18 mars 1959
© Famille Victor
Castor s'était construit une belle maison
ton ton tontaine tonton
de branches et de rondins
tintin perlimpinpin.
Au bout du lac, comme castors font,
il éleva une digue
dig dig diguedon
pour que de sa maison
la porte fût bien close.
Et l'eau monta tant et si bien
tiens tiens… tiens tiens ?
que Rat Musqué son voisin
tintin perlimpinpin
faillit se noyer avec toute sa famille.
- Ah l'animal ! dit Rat Musqué,
Mais j'ai mon plan
rataplan !
Et il coupa la digue
dondaine dig dig
que Castor avait construit.
Et l'eau baissa tant et si bien
tiens tiens… tiens tiens ?
que Castor un beau matin
tintin perlimpinpin
sans porte se réveilla.
- Ah l'animal ! dit le Castor,
mais j'ai mon plan
rataplan !
Il rebâtit la digue
dig dig diguedon
pour que de sa maison
la porte fût bien close.
Et l'eau monta tant et si bien
tiens tiens… tiens tiens ?
qu'une fois de plus
lanturlu
Rat Musqué son voisin
tintin perlimpinpin
faillit se noyer avec toute sa famille.
Peut-être te demandes-tu
turlututu chapeau pointu
comment je vais finir
laïtou tirelire
l'histoire que voilà…
Eh bien, tiens-toi bien :
je n'la finirai pas
tralala…
Paul-Émile Victor
À bord de mon weasel entre le mile 100 et 7140, 30 juin 1950
Série RHIMES (ou Petits contes pour nos enfants)
Le chameau a une bosse qui tient bien
des chameaux cependant n'en ont point
la baleine est plus gross' que le chien
mais ses yeux sont plus bleus que les tiens.
Paul-Émile Victor
Série RHIMES (ou Petits contes pour nos enfants)
Un tiaré
derrière l'oreille
sur le tiaré
un moucheron
il s'envole
et laisse
une crotte
mi-
cros-
co-
pique.
Ainsi moi
dans son cœur.
Paul-Émile Victor
Tahiti - 20 décembre 1958
Série POYÈMES
Les deux pommes brillantes
de ses épaules
nues
dans l'écume de la mer
qui
rit
sous la caresse de son
corps.
Paul-Émile Victor
1945
Série POYÈMES
Sur ses ailes aux monstrueux vrombissements
l'avion, s'élève
tout d'abord lourd comme un crocodile puis léger comme un oiseau.
Les flaps s'aplatissent
les roues s'emboîtent dans leurs boîtes
mes doigts experts palpent les manettes et calment les flancs essoufflés de la bête.
Sort alors de mon cœur
craintive
ta chère image
passager clandestin de mon cœur.
Paul-Émile Victor
1945
Série POYÈMES